Meursault, contre-enquête - Kamel Daoud

Dessin tiré de la BD L'étranger d'Albert Camus par Jacques Ferrandez Ed. Gallimard

Dessin tiré de la BD L'étranger d'Albert Camus par Jacques Ferrandez Ed. Gallimard

Prix François Mauriac 2014
Prix des cinq continents de la Francophonie 2014
Sélection Renaudot 2014
Sélection Goncourt 2014

Présentation

Il est le frère de “l’Arabe” tué par un certain Meursault dont le crime est relaté dans un célèbre roman du XXe siècle. Soixante-dix ans après les faits, Haroun, qui depuis l’enfance a vécu dans l’ombre et le souvenir de l’absent, ne se résigne pas à laisser celui-ci dans l’anonymat : il redonne un nom et une histoire à Moussa, mort par hasard sur une plage trop ensoleillée.

Haroun est un vieil homme tourmenté par la frustration. Soir après soir, dans un bar d’Oran, il rumine sa solitude, sa colère contre les hommes qui ont tant besoin d’un dieu, son désarroi face à un pays qui l’a déçu. Étranger parmi les siens, il voudrait mourir enfin…

 Aujourd’hui, M’ma est encore vivante.
Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter bien des choses. Contrairement à moi, qui, à force de ressasser cette histoire, ne m’en souviens presque plus.
Je veux dire que c’est une histoire qui remonte à plus d’un demi-siècle. Elle a eu lieu et on en a beaucoup parlé. Les gens en parlent encore, mais n’évoquent qu’un seul mort – sans honte, vois-tu, alors qu’il y en avait deux, de morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime, alors que le second était un pauvre illettré que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu’il reçoive une balle et retourne à la poussière, un anonyme qui n’a même pas eu le temps d’avoir un prénom.

Avis

Moi aussi j’ai lu sa version des faits. Comme toi et des millions d’autres. Dès le début, on comprenait tout : lui, il avait un nom d’homme, mon frère celui d’un accident.

Oran, un vieil homme se confesse dans un bar. Il raconte sa vie indissociable de la mort de son frère Moussa assassiné sur une plage par L’Etranger, un certain Meursault.

Celui qui a été assassiné est mon frère. Il n'en reste rien. Il ne reste que moi pour parler à sa place, assis dans ce bar, à attendre des condoléances que jamais personne ne me présentera.

Un meurtre impuni qu’Haroun portera sur ses épaules depuis ce jour de 1942 où il n’avait que sept ans jusqu’à aujourd’hui où soir après soir  il va se délester de son bagage, du drame de toute une vie, devant un inconnu. Il ignore ce qui s’est vraiment passé, vivant avec sa mère pleine de colère et d’espoir de vengeance son seul souvenir est celui des histoires qu’elle lui racontait, celles d’un frère devenu une sorte de martyr. Une enfance à suivre sa mère à la recherche de réponses, d’indices, et de l’assassin.
L’auteur montre un rapport à la mère très dur, la mère comme génitrice qui a un ascendant sur son fils très marqué l’empêchant presque de vivre sa vie, le vouant à vivre dans l’ombre d’un mort; et la mère comme patrie, l’Algérie, ce pays où le marbre des sépultures est volé chaque nuit, où tout est devenu sale, où l'on repeint sans cesse des immeubles sales insalubres .

 

Des mots sublimes aussi pour décrire et tenter d’expliquer le meurtre qu’il commettra lui-même vingt ans plus tard, en 1962 année de l’Indépendance, à l’encontre d’un français. Un geste vu comme une réponse à l’assassinat de son frère par la mère, et comme une bêtise par les forces de l’ordre qui ne l’inquiète même pas.
Des années à vivre dans l’ignorance de l’existence d’un livre, celui du meurtrier, celui de Meursault, tel est la description qui est donné du livre « L’Etranger » d’Albert Camus. Un livre qui éclaire enfin le narrateur, lui livre les explications d’une réalité qu’il ignorait.

J'ai lu presque toute la nuit, mot à mot, laborieusement. C'était une plaisanterie parfaite. J'y cherchais des traces de mon frère, j'y retrouvais mon reflet, me découvrant presque sosie du meurtrier.

C’est un passage troublant qui donne l’impression que le narrateur a toujours vécu dans un rêve (plutôt un cauchemar), qu’il se réveille et voit enfin la vie autour de lui.

Je sais que si Moussa ne m’avait pas tué – en réalité : Moussa, M’ma et ton héros réunis, ce sont eux mes meurtriers – j’aurais pu mieux vivre, en concordance avec ma langue et un petit bout de terre quelque part dans ce pays, mais tel n’était pas mon destin.

C’est un récit miroir tant les rapports entre les deux histoires sont nombreux, deux versions des faits, deux vie résolument différentes et pourtant lié au même évènement. Mais ce que raconte aussi ce livre c’est le problème de l’identité, des racines et de la langue.

Une langue se boit et se parle, et un jour elle vous possède ; alors elle prend l'habitude de saisir les choses à votre place, elle s'empare de la bouche comme le fait le couple dans le baiser vorace.

de la religion aussi, que le narrateur renie avec véhémence :

La religion est pour moi un transport collectif que je ne prends pas. J'aime aller vers ce Dieu à pied s'il le faut, mais pas en voyage organisé. 

 

Le narrateur en oubli donc sa langue pour mieux se plonger dans celle de L’Etranger et pouvoir le démasquer. Finalement il ne fait que « déambuler » dans sa propre existence.

La langue française me fascinait comme une énigme au-delà de laquelle résidait la solution aux dissonances de mon monde.

Une langue que l’auteur maitrise si bien que ce roman avec son style et toutes ces images en fait un long poème sur la volonté d’un homme à donner enfin un nom à son frère L’Arabe.

Ces dernières lignes m'avaient bouleversé. Un chef-d’œuvre, l'ami. Un miroir tendu à mon âme et à ce que j'allais devenir dans ce pays, entre Allah et l'ennui.

Magnifique.

Lu dans le cadre du Challenge 1% Rentrée Littéraire 2014

Quand même ! Il y a de quoi se permettre un peu de colère, non ? Si seulement ton héros s'était contenté de s'en vanter sans aller jusqu'à en faire un livre ! Il y en avait des milliers comme lui, à cette époque, mais c'est son talent qui rendit son crime parfait.

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