4 Mai 2009
Résumé
En persan, Syngué sabour est le nom d’une pierre noire magique, une pierre de patience, qui accueille la détresse de ceux qui se confient à elle. Certains, dans ce livre en tout cas, disent même que c’est elle qui est à La Mecque, et autour de quoi tournent les millions de pèlerins. Le jour où elle explosera d’avoir ainsi reçu trop de malheur, ce sera l’Apocalypse.
Pierre de patience, “cette pierre que tu poses devant toi... devant laquelle tu te lamentes sur tous tes malheurs, toutes tes souffrances, toutes tes misères... à qui tu confies tout ce que tu as sur le cœur et que tu n’oses pas révéler aux autres... [...] Tu lui parles, tu lui parles. Et la pierre t’écoute, éponge tous tes mots, tes secrets, jusqu’à ce qu’un beau jour elle éclate. Elle tombe en miettes. [...] Et ce jour-là, tu es délivré de toutes tes souffrances, de toutes tes peines...”
C'est un livre sur l’enfermement, sur l'aliénation des femmes, mais aussi des hommes. L'auteur y porte un éclairage très dur sur une société privée de parole, confinée dans la peur, dans l'asservissement de femmes muettes, brisées par la domination masculine, et d'hommes «bègues», ployant sous l'obscurantisme religieux, ne sachant s'exprimer que par la violence du sexe ou celle des armes. Syngué sabour est le récit de la révolte du corps d'une femme contre l'honneur et contre l'âme d'un homme. Et la citation d'Antonin Artaud en exergue du texte résume à elle seule la thèse défendue : « Du corps par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu'au corps. »
C’est un roman qui se déroule tout entier dans la pénombre close d'une maison cernée par les combats.
Cette voix qui émerge de ma gorge, c'est la voix enfouie depuis des milliers d'années.
Avis
Dans la chambre vide aux murs clairs, derrière les rideaux aux motifs d’oiseaux migrateurs, nous sommes témoins d’un étrange dialogue ou plutôt monologue entre un homme mourant et sa femme qui le veille.
Elle cale sa respiration sur celle de l'homme blessé. Ses lèvres tremblent. Elle prie, égrène son chapelet, scande quatre-vingt-dix-neuf fois l'un des noms de Dieu, « Al-Qahhâr, Al-Qahhâr, Al-Qahhâr », souffle, recommence.
A son chevet, tout doucement, elle fait revivre ses souvenirs et les confie à cet homme inconscient. Des souvenirs au goût amer, ses rêves avortés, son mariage forcé, sa soeur vendue à un vieillard, l'honneur de la famille fondé sur l'intransigeance, l'arbitraire, et puis ces guerres fratricides qui n'en finissent jamais...
« Je devais me marier malgré ton absence. Lors de la cérémonie, tu étais présent par ta photo et par ce foutu kandjar que l’on a mis à mon côté, à ta place. Et j’ai dû encore t’attendre trois ans! Et pendant trois ans, je n’ai pas eu le droit de voir mes copines, ma famille… Il est déconseillé à une jeune mariée vierge de fréquenter les autres filles mariées. Foutaise! Je devais dormir avec ta mère qui veillait sur moi, ou plutôt qui veillait sur ma chasteté et tout cela paraissait si normal, si naturel à tout le monde. Même à moi. »
« Ironie du sort, il a perdu. Et comme il n'avait plus d'argent pour honorer le pari, alors il a donné ma sœur. Ma sœur, à douze ans, a dû partir chez un homme de quarante ans ! (...) J'avais peur. Peur de devenir, moi aussi, l'enjeu d'un pari. »
Ce n'est que quand le chapelet et le Coran auront disparu, avec la plume de paon de son père défunt qui servait de marque page, qu'elle s'enhardira en osant livrer ses pensées les plus intimes. Lentement, le rythme s’accélère, son murmure s’intensifie, se transforme en un cri qu’elle ne peut plus contenir et qui va lui faire dire des mots interdits et la pousser à se livrer à une confession sans tabous. Elle apostrophe Dieu et son enfer, insulte les hommes et leurs guerres, maudit son époux, soldat d'Allah, héros vaincu par sa fierté de mâle, son obscurantisme religieux, sa haine de l'autre. Elle prie, elle crie. Elle était silence, abnégation. Elle devient femme.
« Et oui, ce garçon, il m'a encore fait penser à toi. Je peux confirmer une fois de plus qu'il est aussi maladroit que toi. Sauf que lui, il en est à ses débuts, et il apprend vite ! Mais toi, tu n'as jamais changé. À lui je peux lui dire quoi faire, comment faire. Si je t'avais demandé tout cela... mon Dieu ! J'aurais eu la gueule défoncée ! Pourtant, ce sont des choses évidentes... il suffit d'écouter son corps. Mais toi, tu ne l'as jamais écouté. Vous n'écoutez que votre âme. »
Utilisant alors le corps de son mari inconscient comme contact, se raccrochant à son souffle comme à une écoute, elle parviendra à lui livrer tous ses secrets, à lui confier toute sa douleur comme à une «pierre de patience» qui finira par «éclater» en lui apportant la délivrance. Parler pour mourir enfin libre.
Pendant toute la durée du roman, le lecteur ne quittera pas la pièce. Lui aussi veillera l'homme.
Dans ce livre marquant, écrit à la mémoire de Nadia Ajuman, jeune poétesse afghane sauvagement assassinée par son mari, Atiq Rahimi apporte le regard neuf d'un homme donnant parole à une femme, tout en permettant de comprendre son bourreau.
C’est un roman écrit au présent, avec des phrases courtes et saccadées, comme si on était le deuxième spectateur de ses monologues
C’est un destin de femme dont il s'agit ici, la liberté dont profite cette femme seule face à son mari inanimé est d'une force accablante. Peu à peu, elle déroule sa vérité, avoue l'inavouable. Elle raconte donc sa vie, ponctuée de souffrances, un vrai martyre physique comme psychologique, en appelle à Dieu, puis le rejette, puis culpabilise, elle dénonce les injustices dont elle a été victime avec une impuissance désarmante...
« Voilà où t'a amené ton âme ! Un cadavre vivant ! … C'est ta maudite âme qui te cloue à terre ma syngué sabour ! et ce n'est pas ton âme à la con qui, aujourd'hui, me protège. Ce n'est pas elle qui nourrit les enfants. Tu sais comment est ton âme en ce moment ? Où elle est ? Elle est là, suspendue juste au-dessus de toi. Elle fait un signe vers la poche de perfusion. Oui, elle est là, dans ce liquide sucré-salé, et nulle part ailleurs. Elle gonfle sa poitrine : C'est mon âme qui me donne mon honneur, c'est mon honneur qui protège mon âme. Foutaise ! Tiens, voilà ton honneur baisé par un jeune de seize ans ! Voilà ton honneur qui baise ton âme ! D'un geste, elle lui prend la main, la soulève et lui dit : Maintenant, c'est ton corps qui te juge. Il juge ton âme. C'est pourquoi tu souffres dans ton corps. Parce que tu souffres dans ton âme. Cette âme suspendue qui voit tout, qui entend tout, et qui ne peut rien faire, qui ne contrôle plus ton corps. Elle lâche sa main qui retombe raide sur le matelas. Un rire étouffé la pousse vers le mur. Elle se retient. Ton honneur n'est plus qu'un morceau de viande ! Toi-même tu employais ce mot. Pour me demander de me couvrir, tu criais : Cache ta viande ! En effet, je n'étais qu'un morceau de viande dans lequel tu enfonçais ta sale bite. Rien que pour la déchirer, la faire saigner ! Essoufflée, elle se tait. »